Elisa Géhin est une autrice et illustratrice jeunesse reconnue. Elle a publié de nombreux albums, parfois en collaboration avec d’autres auteurs ou autrices, chez divers éditeurs dont les éditions Thierry Magnier, Les Fourmis rouges, hélium ou Gallimard jeunesse. Elle illustre également différents projets éditoriaux jeunesse et travaille pour la presse. Elle crée et anime régulièrement des ateliers pour enfants et expositions autour de son travail.

Elle a déjà utilisé la forme de l’imagier à deux reprises avec Dans l’ensemble puis Dans le détail aux éditions Les Fourmis rouges où l’on voit tant son attrait pour ce type de livres pour enfants que son art pour y trouver un biais intéressant. En poussant ce travail de l’imagier avec une nouvelle contrainte, l’AbabaBC devient son premier abécédaire. Voilà une sorte d’ouvrages classiques en littérature jeunesse reprenant l’alphabet dans l’ordre des vingt-six lettres le composant en illustrant chacune d’elles d’images et de mots dont elles sont l’initiale. Si la fonction première de ces livres est l’apprentissage de l’alphabet menant à celui de la lecture, par leur aspect répertoire de choses, ils sont également bien adaptés à de plus jeunes enfants, alors utilisés comme des imagiers en développant la parole et la représentation du monde quotidien pour les petits.

Ici, Elisa Géhin bouscule le genre plutôt normé de l’abécédaire tout en conservant sa forme fixe. Ce principe même en fait un livre à contrainte imposant un ordre et un choix de mots correspondants, ce qui m’intéresse particulièrement. La contrainte peut être utilisée pour en jouer, pour se l’approprier. Dans l’AbabaBC, à chaque lettre sont apportés en référence des mots de différentes langues parlées en France : le français, l’allemand, l’italien, le turc, le polonais et l’albanais. Toutes ces langues partagent l’alphabet latin et parfois certaines racines de mots, cela donnant lieu à des croisements intéressants, des références ou des étonnements. Si certains mots s’avèrent dans leurs significations assez limpides et proches du français, d’autres s’en éloignent bien plus à l’oreille. Ainsi, sur la page de la lettre A, l’on trouve autant avion que asparagi (asperge en italien) ou Ameise (fourmi en allemand), ou à la lettre K klaxon mais aussi kedi (chat en turc), à chaque fois soulignés par l’illustration représentative correspondante. Ces nombreuses langues permettent d’éviter l’incontournable wagon à la lettre W de nombre d’abécédaires pour y trouver des choses bien plus surprenantes. L’on navigue alors de lettre en lettre, l’on pioche, l’on associe une chose et l’autre, un mot et l’autre avec bonheur et malice. À la fin du livre, un glossaire récapitule les différents mots en indiquant leur traduction en français et leur prononciation.

Cette juxtaposition de différentes langues avec des représentations immédiatement identifiables et compréhensibles apporte un décalage aussi amusant que parfois poétique. L’adulte médiateur peut alors autant se prendre au jeu que l’enfant lecteur et s’avérer lui-même bien surpris par certains mots, ce qui n’est pas si fréquent à la manipulation d’un abécédaire : lui-même revient à la position d’apprenant, ce qui peut l’impliquer d’autant plus dans la lecture et le partage autour du livre. Un enfant commençant à lire sera sûrement étonné, voire émerveillé ; il comprendra au fur et à mesure de son décryptage certains décalages et pourra alors commencer à s’amuser avec les lettres, les mots, leurs représentations et significations. Ce livre en devient un medium d’ouverture au monde et aux autres, de liens et de curiosité. L’on y découvre ou redécouvre des lettres, des mots, des sonorités que l’on s’essaie à prononcer. Un décalage se crée dans la relation habituelle de l’abécédaire entre signifiant et signifié. Cela en est révélateur autant de l’arbitraire fascinant du langage, de l’aspect vivant des langues que des jeux qui peuvent en découler. La contrainte utilisée par Elisa Géhin dans ce livre se révèle un formidable outil d’ouverture.

L’illustration devient ici la septième langue du livre (ou peut-être la première), sorte de langue universelle qui en est le repère, que l’on sache lire ou non. Le dessin se métamorphose en un langage commun avant la lecture et quelle que soit la langue de celui qui le regarde et le lit.

Elisa Géhin développe dans cet abécédaire ses illustrations riches, colorées et malicieuses dans une recherche de représentation nécessaire à une compréhension graphique claire. Une page ou parfois une double page est allouée à chacune des vingt-six lettres de l’alphabet latin. La lettre initiale est représentée en majuscule en bas à gauche et le reste de la page est quadrillé d’illustrations et de mots correspondants à chaque fois sur un fond coloré différent, comme les cartes d’un jeu que l’on assemblerait. Les dessins au trait noir à la plume donnant des contours parfois irréguliers peuvent faire penser au courant d’illustration naïf de l’Europe de l’Est. Cela est rehaussé par des couleurs franches en aplats rendues particulièrement éclatantes par l’usage à l’impression de cinq tons directs. Il y a de plus très peu de blanc dans le livre, ou alors il est utilisé comme une couleur à part entière et non comme une forme de neutralité. Une attention toute particulière est portée à la typographie. Des lettres ont été créées pour les initiales qui deviennent des lettres-personnages en couverture du livre. De plus, des casses et typographies différentes sont utilisées selon les langues pour pouvoir les reconnaître d’un coup d’œil, pour peu que l’on y fasse attention. Par tous ces aspects minutieux, les illustrations renforcent tout l’humour et la joie qui se dégagent de ce livre.

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